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Radicalisme

Le radicalisme désigne depuis le début du XIXe s. les théories et mouvements politiques qui s'engageaient pour des changements profonds (jusqu'à la racine) des conditions existantes. Ce terme fut utilisé pour la première fois vers 1800 en Angleterre, dans le cadre des luttes en faveur des droits politiques, au cours desquelles les adversaires de la réforme traitèrent avec mépris ses partisans de radicals et leurs revendications de radicalism. En France également, ces notions furent d'abord connotées négativement: les partisans de la monarchie de Juillet les utilisèrent après 1830 pour disqualifier les républicains. Mais, à partir de 1835 et de plus en plus, ceux-ci se désignèrent eux-mêmes comme un "parti radical". La notion de radicalisme revêtit alors une dimension positive. Selon le Dictionnaire politique (Paris, 1842) publié par ses partisans, le radicalisme est "cette doctrine d'innovation qui prend pour la base la conscience et la raison". A la différence des libéraux et des autres partisans de réformes modérées, les radicaux se considéraient alors comme l'avant-garde d'un mouvement visant au renouvellement fondamental des institutions politiques.

Henri Druey, homme d'Etat radical, représenté dans une lithographie de 1847 (Musée historique de Lausanne).
Henri Druey, homme d'Etat radical, représenté dans une lithographie de 1847 (Musée historique de Lausanne). […]

En Suisse, l'évolution du radicalisme fut étroitement liée à celle du libéralisme. Le qualificatif de "radical" demeura connoté négativement plus longtemps qu'en France: avant 1848, en Suisse alémanique, les "libéraux radicaux" s'intitulaient rarement radicaux, mais Freisinnige ("libéraux", de frei = libre) ou entschiedene Liberale ("libéraux avancés"). Les courants radicaux apparurent pour la première fois dans le cadre des luttes en faveur de la révision du Pacte fédéral, en 1832-1833, lorsque non seulement les conservateurs (Conservatisme), mais aussi la majorité des libéraux, ne voulurent changer le Pacte fédéral de 1815 que par des voies strictement légales. Une minorité de libéraux plaça cependant une "réforme rationnelle de l'ordre ancien" et le renforcement de l'unité nationale au-dessus de ces considérations juridiques. Sur le plan institutionnel, les radicaux ou "nationaux", comme on les nommait, s'organisèrent d'abord autour de la société d'étudiants Helvétia et de l'Association nationale suisse, fondée en 1835. Ni à ses débuts, ni ultérieurement, le radicalisme ne disposa d'une théorie politique unifiée. Mais un objectif commun unissait ses différentes tendances: l'union nationale et la mise en place d'un Etat central fort. Les radicaux légitimèrent leur politique révolutionnaire par la "sainteté de la nation" et le principe de la souveraineté populaire; le peuple est le vrai souverain et se place au-dessus de la Constitution, de toutes les lois et tous les traités. Le radicalisme suisse postula ouvertement un "droit populaire à la révolution". Plus conséquents que les libéraux, les radicaux essayèrent d'élargir la participation politique et d'appliquer l'égalité des droits à toutes les affaires politiques et juridiques. Ils réclamèrent l'introduction du suffrage universel masculin, les mêmes droits politiques pour les détenteurs d'un permis d'établissement que pour les citoyens des cantons, l'élection des exécutifs et des tribunaux par le peuple, la participation directe aux affaires publiques par l'introduction du veto, du référendum ou de l'initiative législative. Un Etat fort devait en outre promouvoir la laïcisation de la société (Déchristianisation) et sa modernisation; ils prônaient aussi l'égalité sociale par l'école publique ouverte à tous. Un Jakob Stämpfli espérait résoudre la question sociale par une politique sociale dirigée par l'Etat et par l'encouragement de quelques branches économiques. Henri Druey tenta même de faire inscrire le droit au travail dans la Constitution vaudoise.

L' anticléricalisme et l'hostilité aux jésuites furent deux autres piliers du programme radical. Les radicaux d'origine catholique surtout, comme Augustin Keller qui imposa la suppression des couvents en Argovie en 1841, se distinguèrent par leur anticléricalisme et leur opposition à l'Eglise (affaire des couvents d' Argovie). Pour laïciser la société, il fallait soumettre l'Eglise à l'Etat et briser le pouvoir du clergé en créant des écoles publiques. Considérés comme le bras combattant de la Restauration catholique contre l'ordre social et étatique libéral, les jésuites incarnaient, aux yeux des radicaux, la puissance secrète de l'Eglise et des forces réactionnaires ses alliées, qui luttaient contre la raison, le progrès et la démocratie. A partir de 1844, les radicaux s'organisèrent dans des "associations populaires", réunies en 1847 au sein d'une puissante communauté d'action politique, la première Association patriotique suisse, qui assura peu à peu ses positions, surtout dans les cantons du Plateau. La défaite des deux expéditions des corps francs contre Lucerne et le rappel des jésuites par ce canton renforcèrent leur impact. Les radicaux arrivèrent au pouvoir dans le canton de Vaud en 1845 (Henri Druey) et dans les cantons de Genève (James Fazy) et de Berne (Jakob Stämpfli) en 1846. Leur succès aiguisa le conflit sur la future constitution suisse et, en 1847, les forces libérales ne purent éviter de recourir à la force militaire pour dissoudre le Sonderbund.

Après l'adoption de la Constitution en 1848, la principale mission de la majorité libérale-radicale, au sein du nouvel Etat fédéral, consista dans la consolidation du nouveau système, tant vers l'extérieur que vers l'intérieur. Lors de la première législature, les radicaux occupèrent 73% des sièges du Conseil national grâce au suffrage majoritaire, avec 58% des voix. En 1863, ils perdirent leur majorité et furent exposés, dans certains cantons, à une pression en provenance de la gauche, celle des démocrates du mouvement démocratique. Unis aux libéraux qui formaient le "centre", ils conservèrent toutefois la majorité. La centralisation de l'Etat fédéral, l'élargissement des droits populaires, la garantie de la liberté religieuse et de conscience et l'introduction d'une école primaire neutre sur le plan confessionnel constituèrent les objectifs essentiels des révisions constitutionnelles de 1872 et de 1874. Celle fortement centralisatrice de 1872 fut cependant rejetée par le peuple. Seul un nouveau projet, moins centralisateur et davantage axé sur le Kulturkampf et l'anticatholicisme, permit au forces libérales-radicales, organisées au sein de la seconde Association patriotique suisse, de trouver une majorité décisive en faveur d'une nouvelle Constitution fédérale.

En 1878, les radicaux de Suisse alémanique et de Suisse romande, jusque là unis dans une structure assez lâche, créèrent, avec une partie des démocrates, un groupe radical-démocratique à l'Assemblée fédérale. Ils disposèrent à nouveau, dès 1881, d'une claire majorité au Conseil national qu'ils conserveront jusqu'à l'introduction du scrutin proportionnel en 1919.

"Un moyen radical. Image sans parole". Caricature de Johann Friedrich Boscovits parue en page de titre du Nebelspalter, 1910, no 52 (Bibliothèque nationale suisse, Berne; e-periodica).
"Un moyen radical. Image sans parole". Caricature de Johann Friedrich Boscovits parue en page de titre du Nebelspalter, 1910, no 52 (Bibliothèque nationale suisse, Berne; e-periodica). […]

Avec l'apparition de la social-démocratie (Parti socialiste), le groupe radical glissa de plus en plus vers le centre du spectre politique. La fondation du Parti radical-démocratique (PRD) en 1894 consolida le regroupement des radicaux et d'une partie des démocrates avec les libéraux modérés. Des concepts économiques et sociaux renouvelés, fondés sur de nouvelles approches, effacèrent peu à peu les anciens antagonismes entre libéraux et radicaux d'une part, entre ceux-ci et les conservateurs d'autre part. Le virage du PRD et de la bourgeoisie vers des valeurs de plus en plus libérales-conservatrices amenèrent les Alémaniques à éliminer progressivement le terme "radicalisme" de la définition de leur mouvement et de leur programme, jusqu'à faire disparaître, dans les années 1970, l'adjectif "radical" du nom des groupes ou des partis cantonaux. Le terme s'est maintenu par contre en Suisse romande avec le parti radical-démocratique dont les membres ont continué à se nommer "radicaux". Cette situation a perduré jusqu'au rapprochement (fin XXe et début XXIe s.) avec les courants libéraux-conservateurs de Suisse romande qui s'étaient regroupés dès 1894 et étaient placés à droite du PRD (Parti libéral PL); il en est résulté en 2009 le parti libéral-radical et ses adhérents se nomment en français libéraux-radicaux. L'héritage radical s'est aussi conservé au Tessin, avec le Partito liberale radicale ticinese.

Sources et bibliographie

  • P. Wende, «Radikalismus», in Geschichtliche Grundbegriffe, éd. O. Brunner et al., 5, 1984, 113-133
  • E. Gruner, Die Parteien in der Schweiz, 1969 (21977)
  • A. Tanner, «Das Recht auf Revolution», in Im Zeichen der Revolution, éd. Th. Hildbrand, A. Tanner, 1997, 113-137
  • J. Lang, «"Vernünftig und katholisch zugleich"», in Revolution und Innovation, éd. A. Ernst et al., 1998, 259-270
  • O.Meuwly, L'unité impossible, 2007
Complété par la rédaction
  • Guzzi-Heeb, Sandro: Passions alpines. Sexualité et pouvoir dans les montagnes suisses (1700-1900), 2014.
  • Guzzi-Heeb, Sandro: «Die Republik auf dem Dorf. Republikanische Erfahrung, Antiklerikalismus und Radikalismus im Entremont (VS), 1789-1870»», in: Revue suisse d'histoire, 1, 2017, pp. 20-39.
Liens

Suggestion de citation

Albert Tanner: "Radicalisme", in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 29.01.2013, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/027156/2013-01-29/, consulté le 29.03.2024.